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1 août 2011 1 01 /08 /août /2011 17:49

 

Marrakech, fin juillet 2011. Je dis « fin » pour situer, à force d’y venir tous les deux mois et même deux fois ce mois-ci, sous l’impulsion d’une procédure pénale que je défends ici pour un de mes clients habituels.

Il a comme grande qualité, outre d’être habituel, de m’être assez sympathique pour que ces déplacements me soient devenus moins pénibles que, pour d’autres, d’aller m’énerver à Lausanne (plaider se dit « s’énerver » en langue genevoise quand le for se trouve dans le canton de Vaud. J’y reviendrai peut-être à l’occasion d’une de mes humeurs alternatives prochaines, évidemment en catégorie « Grrr ! »).

C’est fou à quel point l’écriture manuelle rallonge les introductions et pousse à des digressions qui ne me seraient pas même venues à l’esprit face à un écran d’ordinateur…

Vous lisez en effet mon premier billet rédigé sur un bloc de feuilles, dont la première page est déjà souillée de l’huile des pâtes que je dévore, fatigué et exaspéré, dans un centre commercial de Marrakech, griffonnée entre deux ratures de mon écriture illisible même de moi-même.

Le tout en tirant sur une cigarette, en même temps, puisqu’on a ici encore la liberté de fumer partout sans que cela ne dérange personne.

Vous voyez ? Encore une digression...

Peut-être que, de billets d’humeur, le stylo et le papier renvoient inconsciemment aux journaux intimes qu’on noircissait maladroitement adolescents…

Car qu’on se le dise : je n’ai plus d’ordinateur depuis hier.

En fait je n'ai plus rien.

Ma valise-trottinette intégrée révolutionnaire, qui faisait ma gloire sur les pavés genevois et la poussière des bas-côtés marrakchis, envolée ! Comme ce qu’elle contenait : mon ordinateur portable, avec ses emails professionnels sensibles dont certains de policiers et de procureurs marocains prêts à enterrer l’affaire pour autant que je leur garantisse une discrétion absolue ; mon iPhone contenant les mêmes informations ; le dossier pénal de mon client en format papier, avec des notes personnelles embarrassantes pour plus d’un ; mon passeport qui devait me permettre de rentrer mercredi et de repartir trois semaines en Asie dimanche prochain ; un contrat de vente de restaurant que je trimbale en permanence pour une de mes pupilles à la démence sénile qui oublie régulièrement que c’est elle qui m’a fait le conclure alors qu’elle avait encore toute sa tête, exaspérant la police en se plaignant qu’un Turc a ouvert un kebab chez elle pendant qu’elle dormait…

La perte de ces informations est une catastrophe. Le dossier pénal, sans elles, est réduit à une affaire qu’un avocat stagiaire commis d’office aurait à défendre, avec des chances de succès quasi nulles, d’autant qu’y figure une lettre du Ministre de la Justice qui vient de me refuser le droit formel de plaider parce que le Barreau suisse (comme s’il y avait un Barreau « suisse »…) n’aurait pas conclu de convention internationale avec le Maroc. Mais j’avais les coordonnées de tous les intervenants puissants qui, du sanctuaire de leur bureau, se tenaient dans les starting-blocks pour influer qui sur un avocat adverse, qui sur un juge, qui sur la société plaignante.

Je n’ai plus rien.

Comment peut-on être aussi con pour se faire voler ça, me direz-vous après que je me le fus dit avant vous, alors que d’autres auraient leur main attachée à leur « attachée case » par des menottes, préférant se la faire couper plutôt que de se laisser voler bêtement ?

Moi si fier de mon sens aiguisé pour détecter les mensonges et la mauvaise foi, quels que soient les talents, je me déçois tellement…

C’est un visage angélique qui a endormi tous mes sens, ou presque.

Omar, que mon frère d’ici, Reda, connaissait un peu (pas tant que ça, nous en apercevrons-nous plus tard), nous a alpagués dans la rue et a souhaité nous accompagner à l’hypermarché Marjane, où nous allions.

Reda devait se racheter un téléphone portable et, comme d’habitude, je donnerais ma carte d’identité et mon nom pour ouvrir une ligne Méditel prépayée, ce lui est impossible comme Marocain sans carte nationale.

Omar me demanda s’il pouvait acheter le téléphone et la ligne sous mon nom, pour les mêmes raisons, et n’y vis aucune objection. Cette opération de prête-nom, purement administrative, est courante ici et les cartes prépayées n’engagent aucune responsabilité.

Omar est content. Il appelle sa mère et son frère pour leur donner son nouveau numéro.

J’annonce que j’ai faim et que je les quitte pour une salade au Mc Donald’s du centre commercial.

Reda s’en va son chemin mais Omar dit m’accompagner pour un Big Mac, tout en précisant qu’après avoir acheté ce téléphone, il lui fallait songer à acquérir un ordinateur portable.

Je n'en serai conscient que plus tard, mais quelle douce ironie...

Elle n’est rien à côté du sarcasme de la vie qui me pousse alors à proposer moi-même à Omar d’aller chercher mes affaires au service clients du magasin pendant que je restais dans la file d’attente du restaurant.

Certains ont un angelot sur l’épaule gauche qui les inspire de pensées gentilles et, sur l’épaule droite, un diablotin qui les pousse au vice. D’autres, sans le mériter vraiment, ont hérité de Jiminy Cricket qui les rend plus intelligents. Ce jour-là, c’est un immense bourricot qui m’écrase les omoplates du poids de son incommensurable imbécillité : « Refile-lui donc le ticket client pour qu’il aille chercher ton sac, avec toute ta vie dedans… » !

Omar acquiesce avec un semblant d’hésitation, à la manière du joueur de poker qui détient une paire d’as et qui paie juste, presque mourant, une relance du chacal inconscient à sa droite. Le piège absolu, quoi.

Inutile de dire qu’on ne l’a jamais revu.

Sans la suite de l’histoire, ce serait un vol à l’astuce assez conventionnel, somme toute.

C’était sans compter avec son incroyable outrecuidance, l’obstination qui allait être la mienne et les surprises de la vie.

J’avais le choix – l’embarras – des armes mais aucun droit à l’erreur.

Surtout pas d’erreur.

La police et la justice ? J’y connais maintenant beaucoup de monde, certains honnêtes d’autres moins. A priori parfait…

Sauf qu’Omar arrêté, ici ou à Casablanca d’où il vient et où il retourne peut-être déjà, je ne retrouverais plus rien. Il aurait déjà tout revendu et... je ne retrouverais plus rien. Et puis il n’aurait plus rien à perdre.

Mes réseaux devaient servir autrement.

La partie d’échecs commença.

Le coup d’ouverture fut maladroit. Samedi 30 juillet à 14h14, quelques minutes après m’être rendu compte qu’il ne viendrait jamais manger son Big Mac, je l’appelai sur sa nouvelle ligne.

Sûr qu’il ne répondrait pas et encore sous le coup de l’émotion, de la colère et de la honte, je ne me suis pas suffisamment préparé.

Car il répondit.

Il m’écouta lui demander, trop gentiment me dis-je sur le champ, de me ramener mes affaires et que rien ne lui arriverait.

Il raccrocha.

Qu’il m’ait écouté une trentaine de secondes m’apprenait quelque chose d’important : la guerre à venir allait être avant tout psychologique. Sur ce terrain-là, j’étais meilleur que lui.

Restait à savoir si ça serait suffisant…

S’en suivit une longue série de sms.

Le premier, à 14h27, posait les règles du jeu avec la distance et la simplicité que j’avais décidé d’adopter tout au long de cette partie de poker qu’il me fallait gagner à tout prix : « Si tu reviens dans les 5 minutes, je dis rien. Sinon tu as la police de tout le Maroc après toi. Tu as appelé ta mère avec ma ligne, on te retrouvera… Tu as mon passeport et je vais devoir te déclarer la guerre. Reviens… ».

Pas de réponse.

J’appelais deux fois pour lui répéter en substance le même message, avec une fermeté qui se voulait crescendo. Il m’écoutait derechef et derechef raccrochait.

De ma vie, ce furent-là mes premières menaces de mort.

Elles étaient si posées, si froides que je me surpris moi-même à douter qu’elles ne fussent que des paroles en l’air.

Jusqu’où allais-je être capable de relancer et sur-relancer ? Et à quoi exactement correspondrait le « all in ! » vers lequel je m’acheminais ?

Je me trouvais à un endroit et en compagnie de gens qui me donnaient la mallette présidentielle, le code opérationnel, la double clef d'Etat major et le bouton rouge à portée de main.

Valais-je surtout mieux que le président de « Dead Zone » que Christopher Walken doit stopper avant qu’il laisse libre cours à sa folie et à sa haine de l’ennemi ?

Ou était-ce ce moment de vérité, celui que le senseï Funakoshi disait n’arriver qu’une fois par vie, où l’utilisation du coup qui tue est...

OHLALAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !*

(*explications suivront)

...un moyen final que la fin justifie.

Depuis ce cri que je viens de pousser à voix haute, au milieu du restaurant italien du Virgin de Marrakech, je sais que la question restera ouverte. Quelques secondes avant, l'était-elle encore? J’avais mon « aiming point », mon collimateur verrouillé sur sa cible... Aurais-je lâché prise ? J'y réfléchirai plus tard.

Il me fallait des moyens, me disais-je en tout cas. Des moyens thermonucléaires. Un arsenal d'armada, aussi fourni que diversifié.

 

Je fis mon marché !

J’appelai Philippe, un ami français installé à Marrakech pour ses affaires immobilières et dont le bon sens et la connaissance des rouages marocains n’ont d’égal que le dévouement pour ses amis, comme il me l’a prouvé plus d’une fois.

J’appelai un de mes confrères, un avocat brillant et respecté de Marrakech, proche des services secrets du Roi.

J’appelai le chef de la police des frontières, un ami personnel qui (shame on me…) m’évite les files d’attente lors de mes arrivées dans le pays.

Et une bonne dizaine de Marocains de ma connaissance, qui pour ses talents de traducteur, qui pour ses idées atypiques de résolution autochtone des problèmes, qui pour ses gros biscottos. Tous pour leur loyauté « à la vie, à la mort ».

J’avais levé mon armée.

Je repensai, comme à chaque procès ou à chaque coup de poker difficile, qu’il me fallait recenser et réinvestir toutes les ressources acquises au fil du temps. Les quelques années d’art martial et l’écoute résignée de mes maîtres d’alors. Lao Tseu et son « Art de la guerre ». Schopenhauer et son « Art d’avoir toujours raison ». Même Boileau et son « Art poétique » ou mes autres maîtres d'art oratoire (qui a dit que l'art était chiant ?), tous ces phares qui m’ont appris la puissance que les mots consentent à véhiculer lorsqu’ils sont adaptés à l’idée qu’ils représentent et à l’auditoire qui les écoute.

Il me fallait maintenant m’armer d’informations. De beaucoup d’informations. Les menaces ne servent que si elles portent et les parties de bluff ne sont victorieuses que si l’adversaire est convaincu qu’elles n’en sont pas. Que l’idée de « payer pour voir » ne l’effleure même pas.

Faire fort.

Avec Reda et Youssef, son ami et lieutenant d’un jour, nous commençons par écumer la gare ferroviaire et la gare routière pour repérer les trains et les cars en partance pour Casablanca. Rien.

Nous parcourons ensuite les rues de la banlieue de Massira, ou Omar nous a dit dormir les nuits précédentes. Rien.

Youssef l’appela pour lui promettre que le ciel allait lui tomber sur la tête. Que j’étais un homme puissant (ça ne mange pas de pain) et qu’il ne pouvait pas imaginer où il avait mis les pieds. Il répondit que c’était du « blabla », qu’il ne nous croyait pas et raccrocha.

C’était bien joué quand même. Il était sur la défensive.

En chemin, je contactai le responsable du service clients de Méditel, dont Philippe m’avait trouvé le numéro. J’expliquai que je venais de perdre mon téléphone et que celui-ci contenait des contacts et des numéros d’appel sortants de la plus haute importance pour une procédure pénale actuellement en cours. Aucun mot fallacieux donc, sauf peut-être quand on les met bout-à-bout…

J’obtins les numéros qu’Omar avait appelés, dont celui de sa mère et celui de son frère à Casablanca. Aussi jouissif que de voir que l'oncologue pénétrant dans la chambre d'hôpital se diriger soudain vers le voisin d'à côté...

Par un autre contact, je sus très vite comment ils s’appelaient et où ils habitaient, avec quelques renseignements périphériques sur les factures qu’ils n’avaient pas payées et quelques contraventions de police. Le plus long orgasme de ma vie !

Entre-temps, pour maintenir la pression, j’avais expédié ce message : « Tu es très beau sur les photos des caméras du Marjane. Prépare-toi, on arrive… ».

Mais, plus coriace et narquois que prévu, il m’avait répondu : « ok ».

Il ne payait rien pour attendre ! Teste-moi... Déteste-moi, mais tu finiras par me craindre. Odieris dum metuas, mon cochon...

Dans un cybercafé, je trouvai alors sa page Facebook en entrant son prénom et le nom de famille de sa mère. Il n’avait pas le même mais sa sœur si. Et elle figurait dans sa « liste d’amis ». 

Je fus partagé entre la satisfaction d’avoir glané un élément supplémentaire et l’impression d’avoir affaire à un professionnel certain de n’être jamais pris : il exhibait sur sa page, sans aucune crainte, les photos les butins qu’il avait dérobés à des étrangers de passage. L’un d’eux a même posté un message : « OMAR EST UN VOLEUR OU UN RECELEUR ! La chevalière qu’il porte est la mienne, avec les initiales A.S. ! ».

Ça ne s’annonçait pas bien…

J’imprimai et enregistrai les photos où lui ou ses proches apparaissaient. En buste, en portrait et en pied.

Dans un autre registre, je tentai encore « Je te donne 500 euros et tu me rapportes le tout ».

Il me répondit « Nn ». Il n’avait pas même pris la peine de mettre un « o » ! Insensible à l’argent ? Non, pas bon du tout…

Je me voyais déjà ne pas pouvoir emmener mes filles en vacances la semaine prochaine, faute de passeport. J’imaginais leurs grands yeux exprimer la déception que leur père n’avait pas été foutu de veiller sur une simple valise. Et les vingt ans de thérapie qu’implique tout un mythe qui s’effondre, celui d’un père vigilent et plus fort que les voyous… J’aurai l’occasion de dire dans ces pages la violence à mes yeux d’un « Tu me déçois… », tellement plus cruel que plusieurs points d’exclamation, que les mots définitifs et que tous les adverbes en –ment du français. Je vous renvoie d’ores et déjà pour un avant-goût à la page des « Cent vingt millions de secondes » sur l’enfant dans la boutique de bonbons, une de celles qui me touchent encore à les relire aujourd’hui.

Stop !!

Je m’étais rendu à la police, rencontrer un des contacts d’un de mes contacts, pour quand même assurer la déclaration de vol de mon passeport et mon retour à Genève. Je venais de raconter la moitié de mon récit, en prenant soin de ne pas donner les détails qui permettraient une arrestation prématurée.

Je feignis de vouloir une pause de quelques heures pour m’acheter de l’eau. Il faisait 45° et c’était convaincant. Je devais reprendre les choses en mains.

Le policier, piqué dans sa curiosité, me fit promettre de venir lui raconter la suite.

Je ne revins pas.

J'avais décidé d'arrêter de rigoler.

Je pensais avoir suffisamment de renseignements sur Omar pour me permettre de changer radicalement de stratégie. Le message serait désormais : « Exeunt demandes et négociations. Ecce The Punisher ! »

Je lançai ce sms : « Explique à ta mère Loula et à ton père Rachid qu’ils ne sont plus en sécurité au 8, bloc 45, rue Moubaraka et que c’est de ta faute. Tant pis pour toi. Je ne veux plus rien de toi. Seulement te punir ».

Simultanément, je tirai un autre missile sol-sol. J’avais soigneusement briefé Reda pour l’appel téléphonique qu’il allait passer à la mère d’Omar.

- Salam âla ikoum. Vous êtes la mère d’Omar ?

- Oui, pourquoi ?

- Police judiciaire de Marrakech, nous cherchons votre fils…

- Ah non, Omar n’est pas mon fils ! hurla-t-elle comme Pierre deux millénaires plus tôt, à qui cela faillit d'ailleurs coûter sa place de fondateur de l’Eglise.

- Vous venez de nous mentir ! Maintenant vous aussi vous avez de gros ennuis…

- Qu’est-ce qu’il a fait ??

- C’est nous qui posons les questions !

Reda était parfait d’arrogance et de suffisance policières. Il jouait son rôle de composition à la perfection.

- Je peux seulement vous dire qu’il a mis le nez dans la merde en volant des dossiers gouvernementaux dans la valise d’un avocat étranger. Je rappellerai demain matin et je vous conseille de savoir où on peut le trouver. Après, nous donnerons l’assaut.

Reda termina la conversation comme il l’avait commencée. Abruptement.

Il se passa 147 secondes avant qu’Omar tentât de joindre Youssef, à qui je donnai pour instruction de ne pas décrocher.

Il rappela trois fois. Nous ne répondîmes qu’à la troisième, à la sixième sonnerie.

Omar expliqua, suppliant, qu’il voulait tout rendre, surtout qu'il avait vu dans mon dossier d'avocat une lettre du Ministère de la Justice du Maroc. Eh ben, si je m'attendais à ce que le refus poli de me laisser plaider ici me servît à quelque chose...

Il avait vu, aussi, mes notes avec les numéros personnels du Procureur du Roi, d'avocats, de juges. La mention de sommes d'argent hallucinantes sur son échelle de valeurs. Et l'annotation tirée d'une conversation avec un confrère marrakchi : "Tuer la poule dans l'œuf ! ", qu'il a très heureusement mal interprétée en s'arrêtant à la trivialité du premier mot.

Il était terrorisé.

J'étais un puissant mafieux aux ramifications tentaculaires. Il venait d'embrasser l'icône qui lui avait déjà inoculé la peste. Les bubons le poursuivraient jusque dans la tombe...

Il expliqua avec fébrilité qu'il avait revendu tout le matériel à Casablanca, mais qu’il avait le dossier en papier et mon passeport. Il pouvait nous les rendre mais il avait dépensé l’argent et il n’en avait plus ni pour racheter les autres affaires ni pour venir les rapporter à Marrakech.

Je lui fis signifier un refus péremptoire.

Youssef lui expliqua, désolé, que mon but ne semblait être désormais que la vengeance. Qu’il ne contrôlait plus rien. Que j’avais suspendu ma plainte pour tenir la police à l’écart de ce qui était à présent devenu un règlement de comptes. Que j’étais comme fou et avais même dépensé (Allah m’en garde…) 5'000 euros pour engager les moyens nécessaires à le retrouver et me le ramener vivant à Marrakech.

J’avais insisté pour que le moment « vivant » soit prononcé et répété, car il laissait à la fois entendre que mes acolytes étaient prêts à tuer et que s'il restait vivant, ce ne serait sûrement que le temps du trajet...

Si c’était une partie d’échecs, autant la gagner, même s’il fallait endosser pour quelques heures le costume peu glorieux du Czentovic de Stefan Zweig.

Omar trouva très vite l’argent nécessaire au rachat de l’ordinateur et de la mallette-trottinette, de même que les receleurs avec qui il avait commercé. Mais il n’avait pas retrouvé l’acheteur de l’iPhone, un homme de passage.

Il refusa en revanche tout contact à Marrakech, dût-il en mourir !

Comment lui en vouloir ?

Je lui fis annoncer que mes troupes étaient justement sur le point d’embarquer dans le prochain train pour Casablanca et qu’il avait intérêt à se trouver à la gare à leur arrivée. C’était 18h30.

Il était 20h15 quand j’entamai ce récit en mangeant mes pâtes au Virgin, après avoir repéré le MacBook Pro que j’allais m’acheter si tout échouait, histoire de compenser et de décompenser en même temps, dans un feu d'artifice d'élan maniaque.

A 21h30, j’attendais des nouvelles de mon expédition de la dernière chance, quand Youssef m’appela enfin : « Je suis désolé Greg…

[silence]

...ON A TOUT RETROUVÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ !!! ». Il avait hurlé.

C’est à cette seconde que je poussai à mon tour le cri que vous avez lu plus haut, au moment exact de mon récit où j’apprenais la nouvelle… Histoire de se la jouer « temps réel » à la 24 heures chrono, peut-être...

Mes amis revinrent à deux heures du matin le sourire aux oreilles et mes affaires en mains.

On avait gagné. Omar avait capitulé.

Je rappelai mes soldats et remis au lendemain la dernière salauderie que je lui réservais, comme ces sales types d’Américains avaient gardé la cerise sur le gâteau Nagasaki servi le jeudi 9 août, après plusieurs offres de reddition sans condition des Japonais depuis le hors d’œuvre Hiroshima, trois jours avant...

Mon estocade à moi serait moins meurtrière : faire couper la ligne et bloquer définitivement le téléphone d’Omar, dernier trophée encore en ses mains.

A ma décharge, j’avais permis à Reda une seule concession : que je stopperais l’avancée des commandos d’élite du Roi qui prenaient en cohortes leurs positions d’assaut tout autour du quartier où habitait sa famille.

Je n’eus évidemment aucune peine à respecter ma parole, ni aucun coup de téléphone à passer...

Finalement, Reda fut plus intransigeant que moi, refusant net de me demander d’inférer auprès de la police pour qu’on rappelât sa mère et la rassurât sur la fin heureuse de l’opération.

Tout le monde s’était pris au jeu... Ça me rappelle un séminaire de négociation que je donnais à de jeunes gens. J’avais distribué un rôle écrit sur un carton à un garçon et un autre à une fille, qui ne savaient pas ce que l’autre devait jouer. Lui était patron d’entreprise. Elle sa secrétaire. Il pouvait lire : « Votre secrétaire va entrer dans votre bureau, comme tous les matins. Elle vous apportera le double expresso dont vous avez besoin pour démarrer la journée. Ensuite vous discuterez des affaires courantes de l’entreprise. Vous devez lui dire à quel point vous l’appréciez elle et ces moments de partage sur la marche des affaires. » Elle : « Vous allez devoir apporter à votre patron son café du matin. Vous appréciez beaucoup qu’il vous implique dans la gestion de la société, mais devez lui faire comprendre que vous trouvez humiliant de devoir lui servir le café, ce qu’il ne demanderait pas à un homme. » Croyez-moi ou pas, mais j’aurais filmé cette scène qu’on m’aurait accusé de falsification, tant tout était caricatural dès le départ. La jeune fille entra, commença par déblatérer une théorie sur la fête nationale qui approchait, avec ce que ça supposait de liberté, surtout pour les femmes. Avec un sourire poli, il la coupa en lui disant : « Hmm… ça semble super intéressant, mais ne pourrions-nous pas en discuter autour d’un café ? ». Crispation. Elle devint rouge : « Je suis juste en train de vous dire quelque chose d’important, je… » « Ben justement, si c’est important, faut que je sois en état de vous écouter, très chère… Maintenant, apportez-moi mon café s’il vous plaît. » « Mais nom de dieu, VOUS ÊTES CON OU QUOI ??? ». Tout ça s'est terminé en une minute montre en main par une porte claquée à grand fracas, une élève réellement (!) en larmes et son camarade de classe qui lui hurlait à travers son bureau improvisé : « ET VOUS VOUS ÊTES VIRÉE, ESPÈCE DE GROSSE PUTE !! ».

Il en faut tellement peu pour que l’esprit humain déraille.

C’est ce qui me fait un peu peur ce soir.

J’ai eu beaucoup de pouvoir en mes mains, l’espace de deux jours, un vrai pouvoir de destruction. De vie et de mort, j'imagine. J'éprouve toujours un peu de pitié pour les jurés de Cours d'assises, juges d'un jour et déjà si imbus de leur petite parcelle de pouvoir de merde...

Que dire du Caligula d'un jour que j'étais devenu ?

Lui n'aurait pas tant tergiversé, mais il avait l'habitude. Quelle horrible habitude quand même que celle qui fait oublier qu'on a eu des scrupules, jadis.

 

Qu'on savait se remettre en cause.

 

Là, on perd pied sans s'en rendre compte, si facilement. 

 

Car tout conflit provient d’une chaîne de réflexions, de petits syllogismes triviaux, qui guident l’esprit de maillon en maillon, le confortant à chaque petit pas de l’esprit qu’il a raison de continuer dans cette même logique. Prises les unes après les autres, aucune de ces étapes ne souffre d’aucun défaut apparent.

 

Le problème vient moins de l’orientation de la chaîne, de sa composition que de sa longueur qui, par essence, éloigne la solution qu’elle suscite de la base du raisonnement.

 

Jusqu’aux solutions extrêmes.

 

Jusqu’à la solution finale lorsque tout un peuple tire sur une même chaîne qui le conduit, lentement, imperceptiblement, vers l’horreur. Qu’un des maillons osât la dissidence par un « heilt Hitler ! » (« soignez Hitler ! ») signant la fin d’un article de presse, on l’éliminait aussitôt. Quel geste héroïque que celui de payer par une mort certaine une protestation qui n'avait aucune chance de mettre l'édifice en péril, comme l'abeille qui préfère s'éviscérer en piquant plutôt que ne pas tenter de se défendre. Comme Zweig, justement, qui écrit son "Joueur d'échecs" pour dénoncer le nazisme, met le manuscrit dans un tiroir et se tue immédiatement après, refusant d'admettre son impuissance face à un peuple entier de Czentovic.

C'est bien facile, quand on est seul titulaire de sa propre chaîne et quand elle n’est que chaînette : on peut, en posant les armes et en prenant du recul se dire « Mon dieu, que suis-je en train de faire ? » ou, s'il est déjà trop tard : « Mon dieu, qu’ai-je fait ? ».

J'ai ainsi pu poser les armes parce que mon adversaire avait cédé avant moi dans ce qui, en fin de compte, n’était qu’un combat de coqs, de celui qui pisserait le plus loin.

Et si ça n’avait pas été le cas ? S’il s’était persuadé, dans sa chaîne d'idées à lui, que tout cela n’était que du vent ? S’il avait eu la lucidité de deviner que tel fût en réalité le cas ?

Aurais-je été ce ministre qui donne l’ordre au servile Donnadieu d’abattre Belmondo dans le Professionnel ? Je n’aurais même pas eu Ennio Morricone pour donner à mon geste une dimension de tragédie...

Les acquis de bien et de mal que j’ai accumulés grâce à mes parents, à mes compagnies, à mon propre fond et aux accidents de la vie m’auraient-ils ouvert les yeux à temps ?

Je n’en sais vraiment rien.

Je vais plutôt m’employer à me méfier avant d’en arriver là. A checker comme un pilote doit le faire le bon fonctionnement de mes warnings. Ils semblent être les seuls sur qui je puisse compter pour m’avertir qu’une chaîne aléatoire de raisonnement est en train d’être montée de toute pièce.

Depuis aujourd’hui, j’ai plus confiance que jamais en mes capacités d’analyse pour choisir le moyen le plus efficace pour parvenir à mes fins. Pour gagner mes coups de poker au moment où il le faut vraiment.

Ah, pour ça je suis bon ! Comme pour conseiller les autres, d'ailleurs.

Mais je viens de perdre toute confiance en mon propre sens des valeurs et en ma capacité de raisonner si l'adrénaline et la sueur sont les miennes.

Et quand l’incendie a pris le pas sur le feu de broussailles.

 

Epilogue

Comme pour me racheter une conscience, je suis retourné au commissariat du 7ème arrondissement, là où j'avais commencé à enregistrer ma plainte. Je leur apportai un panier garni de dates, de fromages et de hors d'oeuvres que nous dévorâmes ensemble dès l'appel du muezzin, en cette fin de première journée de ramadan.

Peut-être avais-je besoin de leurs réactions à cette manifestation de justice propre sur laquelle ils n'auraient, quelques heures auparavant, pas parié dix dirhams.

Le commissaire, entre deux bouchées, avait selon toute évidence décidé de ne pas polémiquer : "Au moins, celui-là ne reviendra plus voler mes touristes à Marrakech..."

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commentaires

F
Jungle Music is Forte's award winning early childhood music programme.
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M
Chaque solution est l'envers de toute décision prise! Pourtant, je pense qu'il est temps d'arrêter l'éternel débat sur ​​les solutions alternatives!
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A
Wow, votre premier post vraiment impressionné moi, c'est pas une blague! Je nadesyu que vous allez continuer dans le même esprit, et vous aurez beaucoup de lecteurs!
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A
effet mon premier billet rédigé sur un bloc de feuilles, dont la première page est déjà souillée de l’huile des pâtes que je dévore, fatigué et exaspéré, dans un centre commercial de Marrakech, griffonnée entre deux ratures de mon écriture illisible même de moi-même.
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